L’autochrome, qui désigne à la fois le procédé et l’objet, a été la première technique photographique permettant d’obtenir des photos en couleurs. Brevetée en par les frères Auguste et Louis Lumière, elle produit des images positives sur plaques de verre et fut utilisée entre 1907 et 1932 environ. Plus connu pour ses teintes bleutées voire grises, ce procédé a permis, entre autres, d’immortaliser des scènes de la première guerre mondiale ou de faire découvrir la richesse et la diversité des cultures à travers le monde (travail d’Albert Kahn). Coûteux, encombrant et relativement difficile à utiliser, il s’est peu exporté à l’extérieur de la France et se pratiquait chez les familles bourgeoises qui souhaitaient réaliser des portraits de famille ou des natures mortes. Les autochromes de l’époque sont aujourd’hui étudiés minutieusement comme témoins de l’histoire et conservés dans les réserves des musées sous la surveillance des restaurateurs et conservateurs. Seules des reproductions ou des images scannées sont montrées au public car les autochromes sont des objets multi-couches complexes et sensibles à différentes altérations : oxydation, humidité et exposition à la lumière. Je remercie chaleureusement Stéphanie Ledamoisel, restauratrice du patrimoine, responsable du pôle conservation préventive de l’ARCP (Atelier de Restauration et de Conservation de la Ville de Paris) pour nos échanges, nos discussions, nos visites guidées et les nombreux sujets de recherche qui auront été confiés aux étudiants en chimie que j’encadre.
« L’effet coloré obtenu n’est certes pas le reflet fidèle de la réalité, plutôt son interprétation dans des teintes pastels rehaussées par la transparence du support, mais c’est justement cette interprétation qui donne toute leur valeur à ces images. Ces clichés sont en effet à mi-chemin entre la photographie et la peinture, de par l’effet pictural donné par la granulation décelable de la fécule et sa gamme de coloris, mais aussi par le choix des sujets imposé par le temps d’exposition, suffisamment rapide pour fixer la pose d’un être vivant, mais pas son mouvement. De ce fait, ces images un peu statiques se rapprochent d’un tableau : il ne s’agit pas d’un instantané, mais de la reproduction d’un instant figé et composé, enluminé par une impression, une sensation de couleur générée par de multiples touches de pigments modelés par le pinceau de la lumière. C’est cette spécificité, qu’on pourrait au strict point de vue du progrès des techniques photographiques qualifier « d’imperfection », qui contribue à donner à un autochrome, véritable photographie picturale, une charge émotionnelle et esthétique si particulière. »
L’autochrome des frères Lumière
Déposée sous forme de brevet le 17 décembre 1903 mais dévoilée à l’Académie des Sciences le 30 mai 1904, la plaque Autochrome Lumière, inventée par Louis Lumière, est le premier procédé de photographie en couleur.
La trichromie : ancêtre de l’autochrome
A l’époque, seule la technique de la trichromie permettait d’obtenir des photos en couleurs. Il s’agissait d’une combinaison de trois prises de vue successives en noir et blanc avec un filtre coloré différent ajouté à chaque prise. On obtenait trois sélections de couleurs primaires, fondamentales dans la perception colorée de l’œil humain : rouge, vert, bleu (RVB). Ensuite chacune des photos noir et blanc étaient tirées et un colorant était ajouté. Il était difficile mais nécessaire d’obtenir trois prises de vue identiques pour être idéalement superposables. La photo trichrome combinée à la sensibilité des émulsions noir et blanc de l’époque, excluait donc totalement la spontanéité d’un mouvement et exigeait de tenir la pose d’une prise de vue à l’autre, y compris pendant le changement du filtre coloré.

La trichromie par Clément Darrasse (graine de photographe). Pour en savoir plus sur cette technique et ce photographe
L’autochrome de Louis Lumière
L’intérêt de l’autochrome résidait donc, bien évidemment, dans l’obtention du cliché en une seule prise de vue, plutôt que trois. Il s’agit en fait d’une émulsion noir et blanc déposée sur une couche de granules de fécules de pomme de terre de trois couleurs différentes, permettant de capter et filtrer la lumière. Après un procédé chimique d’inversion, l’image négative en noir et blanc devient une image positive, juxtaposée aux « pixels » de fécules colorées. Par le jeu des couleurs, l’objet apparait comme une image positive couleur. La plaque était vendue prête à l’emploi avec ses différentes couches et son développement, identique au procédé noir et blanc de l’époque, nécessitait uniquement une inversion en positif de l’image négative. La plaque s’exposait à la lumière à travers la fécule mais l’image s’observait ensuite de l’autre côté.
Louis Lumière a tout simplement réutilisé le principe de la trichromie. Mais son invention lui a demandé près de 10 ans de travail. La première difficulté a été d’obtenir des granules de fécules aussi fines que possible et de tailles homogènes. Pour cela, il les tamisait de façons successives jusqu’à obtenir une taille de 10 à 20 micromètres (millième de millimètres)! Après coloration en orange, vert et violet, il les mélangeait dans des proportions précises pour qu’il n’y ait pas de dominante de couleur (voir plus bas la recette originale). A ses débuts, Louis Lumière les étalait à l’aide d’un blaireau. Plus tard, il inventa une machine capable d’écraser (le laminoir) les grains de fécule sur la plaque sous une pression très forte de 7 tonnes par centimètre carré.

Gros plan sur un portrait en plaque autochrome, Les archives de la planète du musée départemental Albert Kahn
Il obstruait les interstices qui restaient libres avec de la poudre de noir de charbon finement pulvérisée. Malheureusement, cette poudre de charbon réduisait considérablement la quantité de lumière impactant la gélatine photosensible (la plaque autochrome transmettait seulement 7.5% de la lumière incidente). Les plaques autochromes étaient vendues prêtes à l’emploi, pour saisir une photographie en couleurs en une seule prise de vue. Après développement et inversion (voir plus bas), la photographie sur plaque de verre était souvent recouverte d’une deuxième plaque de verre pour protéger l’émulsion et s’observait en la regardant à la lumière.
Durant une trentaine d’années, le procédé Autochrome connaitra de multiples perfectionnements et la sensibilité sera améliorée afin de s’adapter aux nouveaux appareils photographiques qui emploient des films souples de petit et moyen formats. Ces évolutions seront néanmoins limitées par la dimension invariable des particules de fécule de pomme de terre composant le réseau coloré, ce qui rendra le procédé inadaptable au film cinéma 35 millimètres. En 1931 la société Lumière commercialise le “Filmcolor” sur support souple en nitrate de cellulose, destiné à remplacer l’Autochrome. Initialement conditionné en plan-films, le “Filmcolor” est disponible en rouleaux, à partir de 1933, pour les appareils de moyen format sous l’appellation “Lumicolor”. Mais deux ans plus tard, 1935, le “Kodachrome” puis, en 1936, l“Agfacolor” vont progressivement supplanter l’Autochrome.
Albert Kahn et « Les archives de la planète«
« La photographie stéréoscopique, les projections, le cinématographe surtout, voilà ce que je voudrais faire fonctionner en grand afin de fixer une fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps ». Albert Kahn, janvier 1912.
Albert Kahn, né Abraham Kahn à Marmoutier en Alsace le et mort à Boulogne-Billancourt le , est un banquier et philanthrope français, animé par un idéal de paix universelle. Sa conviction : La connaissance des cultures étrangères encourage le respect et les relations pacifiques entre les peuples. Il perçoit également très tôt que son époque sera le témoin de la mutation accélérée des sociétés et de la disparition de certains modes de vie.
Il crée alors les Archives de la Planète, fruit du travail d’une douzaine d’opérateurs envoyés sur le terrain entre 1909 et 1931 (comme Leon Gimpel, Auguste Leon, Stephane Passet et Georges Chevalier) afin de saisir les différentes réalités culturelles dans une cinquantaine de pays. L’ambition du projet l’amène à confier sa direction scientifique au géographe Jean Brunhes (1869-1930), un des promoteurs en France de la géographie humaine.
Deux inventions des frères Lumière sont mises à contribution : le cinématographe (1895) et l’autochrome (1907). Les Archives de la Planète rassemblent une centaine d’heures de films et 72 000 autochromes, soit la plus importante collection au monde. Pour la première fois, les images du musée départemental Albert Kahn, s’exposent sur la toile. Après une campagne de numérisation et de documentation de près de 10 ans, les collections numérisées sont désormais accessibles à tous.
La diffusion de la collection des Archives de la Planète sur la plateforme Open data départementale permet de mettre gratuitement à disposition des utilisateurs, à des fins strictement informationnelle, pédagogique, culturelle et scientifique, la reproduction numérique en basse définition de ce fonds iconographique et cinématographique. Le choix d’une diffusion en Open data inscrit le musée dans une démarche d’ouverture des données et de connaissance partagée autour des collections.
La recette originale
Les plaques autochrome sont un ensemble de couches : plaque de verre, résines, fécules, laque, émulsion gélatineuse… En 1990, Jean-Paul Gondolfo et Bertrand Lavédrine travailleront sur la préparation d’autochromes selon la recette de l’époque (la référence de leur livre est à la fin de cet article). Voyons ici ensemble les composés traditionnels.
Première couche : la plaque de verre. Celle-ci était de format classique, par exemple 18×24 cm, pour être utilisée dans une chambre photographique. Elle devait certainement être bien nettoyée pour lui enlever toutes ses impuretés.
Le premier vernis. Sur cette plaque était d’abord étalé un vernis collant permettant l’adhésion des grains de fécules. Il s’agissait de latex dissout dans du benzène (composé cancérigène). Cette solution était préparée à l’avance car il faut plusieurs jours pour dissoudre une quantité importante de latex. Une solution à 10 % de résène était ensuite ajoutée pour donner au vernis un caractère collant. Le résène est une cire qui constitue la fraction insoluble de la résine Dammar dans de l’acétate d’éthyle.
La résine dammar est une résine naturelle utilisée en peinture pour fabriquer des vernis et des médiums à peindre dits « maigres ». Elle est sécrétée par un type d’arbre caractéristique des îles indonésiennes. La variété la plus prisée, la dammar Batavia, est obtenue en incisant une variété de Shorea, qui pousse sur Java et à Jakarta (d’où le nom de Batavia, ancien nom de Jakarta). Une autre variété, plus courante, est tirée de l’Hopea.
Les fécules de pommes de terre. Dans un récipient en verre, 100g de fécules de pomme de terre sont mises en suspension dans 4L d’eau et agités vigoureusement. La suspension obtenue est laissée au repos pendant 15 minutes. Puis les fécules les plus petites restées en suspension sont récupérées. Les fécules sont ensuite lavées à l’alcool à 90° (sur Büchner couvert de papier filtre). Les grains sont placés à l’étuve pendant plusieurs heures à 50 °C. Les fécules sont ensuite délicatement dissociées dans un mortier puis triées sur des tamis dont les mailles ont des diamètres successifs de 50, 30, 25 et 20 microns. Comme ce processus est long, des petites billes en inox de 1 cm de diamètre sont placées sur les tamis pour accélérer le passage, la pression sur les grains limitant l’engorgement des mailles. Les fécules récupérées ont un diamètre inférieur à 20 microns. Enfin les grains sont passés sur tamis de 10 microns pour enlever les grains trop petits.
Coloration des fécules de pommes de terre. Historiquement, les colorants étaient dissous par agitation dans de l’eau maintenue à 50-60°C dans un bain-marie puis filtrés sur papier. La fécule était ajoutée à la solution de teinture et mélangée pendant 30 minutes à 1h à température ambiante pour la teinte orangée ou verte et à 30°C pour la teinte violette. Les fécules étaient ensuite étalées sur des toiles puis séchées à l’étuve pendant 3h. Les fécules étaient rincées après leur séchage (pour éviter qu’elles ne décolorent sur d’autres) puis séchées. Elles étaient ensuite introduites dans un tonneau rotatif qui contenait une solution alcoolique et des billes de porcelaine en vue de casser les agglomérats. Les lots de fécules étaient ensuite filtrés et rincés sur filtre avec de l’alcool absolu puis séchées à l’étuve à 70°C. La proportion de chaque couleur de fécule dans le mélange était calculée de manière à obtenir un réseau de couleur gris neutre. La plaque laminée et vernis devait présenter une tonalité neutre (ordre d’idée : pour 100 g de fécule, 32 g orange, 27 g violette, 41 g verte).
Les colorants utilisés étaient :
• violet : violet cristallisé et bleu de méthylène en proportion 3/1.
• vert : tartrazine et bleu de carmin en proportion 5/1.
• orangé : tartrazine, éosine et rose bengale en proportion 5/1/1.
Pour les plaques les plus anciennes, les colorants suivants étaient utilisés :
• vert : thioflavine et vert brillant.
• orangé : rhodamine 6G et phosphine 2J.
• violet : violet cristallisé.
D’autres mélanges de colorants ont aussi été utilisés comme : le rose bengale, l’érythrosine et la tartrazine pour le rouge orangé, le bleu patenté et la tartrazine pour le vert, le violet cristal et la sétoglaucine pour le violet.
Saupoudrage et laminage des fécules de pommes de terre. Les fécules colorées sont ensuite saupoudrées et les interstices sont comblés avec du noir de charbon. Ce dernier doit avoir une granulométrie fine et est préparé par dispersion de charbon de bois dans de l’eau avec des billes d’acier que l’on fait tourner pendant plusieurs jours. Les grains ont, à la fin du traitement, une dimension de l’ordre du micron. Deux passages avec du talc sont effectués afin d’éliminer l’excès de noir de charbon. Il facilite également l’opération de laminage en « lubrifiant » la surface. Les fécules sont ensuite laminées avec un rouleau de petit diamètre pour augmenter la pression.
Deuxième vernis. Celui-ci était constitué de résine Dammar dissout dans de l’acétate d’éthyle et filtrée (séparation de la résène). Un peu d’huile de ricin était ajouté comme plastifiant.
L’émulsion photographique : gélatino bromure d’argent. L’émulsion historique des Frères Lumière était réalisée de la manière suivante. Ils commençaient par préparer 3 solutions :
• A : 300 g de gélatine dure dans 5 L d’eau.
• B : 200 g de gélatine dure, 200 g de bromure d’ammonium, 6 g d’iodure de potassium dans 2 L d’eau.
• C : 300 g de nitrate d’argent, 1 à 2 g d’acide nitrique dans 1250 g d’eau.
Lors de la réalisation des solutions, le laboratoire était éclairé, mais toutes les étapes ultérieures étaient effectuées dans l’obscurité ou à la lumière rouge. Ils préparaient l’émulsion en versant peu à peu la solution de nitrate d’argent C dans celle contenant le bromure d’ammonium et la gélatine B à 40°C. La gélatine était alors encore liquide. Il y avait ensuite formation de bromure d’argent et de nitrate d’ammoniaque. Le liquide devenait alors laiteux. Ils ajoutaient la solution A de gélatine et pendant 1h, ils agitaient régulièrement à 40°C. Le mélange se teintait alors d’une couleur bleue/verte. Dès que la couleur apparaissait, ils laissaient le mélange refroidir. L’émulsion se solidifiait ensuite. Ils la faisaient passer à travers une mousseline ou une toile métallique d’argent et ils obtenaient des vermicelles. Ces derniers étaient placés dans l’eau. Toutes les 5 minutes, l’eau était changée (ce lavage permettait d’enlever les sels produits). L’émulsion était ensuite mise en pot puis laissée pendant 5-6 jours dans le noir complet. L’émulsion était ensuite passée au bain marie puis était prête à être couchée. La granulation de l’émulsion devait être fine pour que la taille des cristaux soit très inférieure à la taille d’une fécule de pomme de terre. Le diamètre d’un grain d’argent était environ de 0,6 micromètre. Des colorants sensibilisateurs comme l’orthochrome T (pour vert), érythrosine (pour le jaune), le violet d’éthyle (pour le rouge orangé) pouvaient être ajoutés.
Prise de vue, développement et inversion. La plaque sensible était ensuite placée dans la chambre photographique grâce à un châssis et exposée à la lumière à travers la fécule de pomme de terre (agissant comme un filtre). Il se forme une image latente négative. L’inversion permet d’obtenir directement des images positives. La plaque exposée est d’abord développée, ce qui forme une image argentique négative. Cet argent formant l’image négative est ensuite dissout dans un bain de blanchiment. Le film contient alors le complément de l’image négative, formé d’halogénures d’argent. Il suffit d’exposer à la lumière uniformément ces halogénures d’argent pour former l’image positive lors d’un second développement (pour en savoir plus sur la chimie à utiliser).
Pour en savoir plus :
- L’Institut Lumière
- Le film Alticolor
- Les archives de la planète
- Article Fisheye : autochromes à Paris
- Livre : B. Lavédrine et J.-P. Gondolfo, L’autochrome Lumière : Secrets d’atelier et défis industriels, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), 2009.
- Inverser un film noir et blanc pour obtenir une diapo